La société postindustrielle produit de plus en plus de « cités fantômes », ces villes, quartiers et rues désertés par leurs habitants lors d’une crise économique (Détroit, Michigan ; Gary, Indiana), d’un accident nucléaire (Pripiat, Ukraine ; Fukushima, Japon), d’une catastrophe naturelle (New Orleans, Louisiane ; Plymouth, Montserrat) ou encore, à l’occasion d’un plan d’urbanisation forcée, ou d’un projet industriel avorté (Ordos, Mongolie ; Hashima Island, Japon). Ces zones urbaines, si souvent représentées dans leur matérialité brute – décombres, ruines et objets du quotidien désertés de toute âme –, interrogent particulièrement le devenir de nos sociétés ébranlées par les successives crises économiques, écologiques et humanitaires, articulées aux nouvelles configurations du local au global. Les ruines et les vestiges de la cité sont depuis longtemps l’objet de réflexions philosophiques. Leur présence, témoignage d’une béance, invite à une méditation sur le déclin et la disparition des civilisations passées, sur l’inexorable passage du temps et l’échec de son contrôle, sur l’incertitude des activités humaines, sur la perte, le manque, la mort. En elles s’exprime « […] la fatalité en germe au coeur de toute chose » (Lacroix, 2008, p. 85), et elles appellent en ce sens une conscience aiguë, sensible, du temps, un « temps pur » (Augé, 2003) qui se donne, avant toute mise en récit, comme sensation et condition. L’esthétique de la mort dans les ruines de la cité, qui joue de ce dessaisissement vertigineux provoqué par la sensation du temps qui court, se transforme radicalement au début du XXe siècle pour interroger non plus un passé disparu qu’on regretterait, mais bien un présent de guerre et de décombres, un présent-catastrophe (Makarius, 2004 ; Benjamin, 1991).