« Serons-nous capables de faire parler en nous et par nous les animaux, les plantes, les virus, les objets techniques, sans imposture et sans renier ce que le matérialisme nous a légué ? »
Dans son premier roman Sœur(s) (2020), Philippe Aigrain proposait, sur le mode de l’anticipation chorale, « un conte technique opérant à la fois facétieusement et à très grande profondeur (...) sur les technologies de surveillance » (Hugues Robert, librairie Charybde). Jachère, second roman auquel il travaillait encore quelques jours avant sa disparition, et commencé au début de la pandémie de Covid-19, va plus loin dans son exploration d’un futur plus meurtri encore, mais jamais exempt de douceur.
Le roman nous place dans un temps d’après le chaos. L’humanité, dévastée par des années de guerres, ravagée par les virus est au bord de l’extinction. C’est dans ce contexte que se rassemble une petite communauté. Ils et elles sont douze. Ensemble, ils arpentent les champs de bataille qu’ont laissé dans leur sillage les robots tueurs. Ensemble, modestement, ils tentent de réamorcer les rouages de la civilisation. Tout se complique lorsqu’ils commencent à converser avec des machines militaires fatiguées d’avoir œuvré tout ce temps à détruire. Peut-on envisager de reconstruire avec elles ?
La quête fixée par ce petit groupe est plus humble que celles qu’on trouve généralement dans les récits post-apocalyptiques. L'enjeu est moins le survivalisme individuel que la survie des communautés humaines, l’entente entre les hommes, les femmes et les non-humains.
Inspiré par des penseurs tels que Philippe Descola ou Gilbert Simondon, Philippe Aigrain dans ce deuxième roman d’une grande délicatesse chemine avec des littératures qui ont contribué à former son regard et son écriture. Ainsi Marielle Macé, Nastassja Martin ou Bérengère Cornut peuvent être invoquées. Le tout illustré par Roxane Lecomte qui prête vie aux montagnes slovènes, véritable actrices à part entière du récit. Sans oublier Marie Cosnay, dont Jachère doit beaucoup, et qui prolonge la lecture d’une postface émue.
— Extrait de la postface de Marie Cosnay —
« Longtemps après la lecture de Jachère, deux images résistent, demeurent, et je sais que cela plairait à Philippe de le savoir : les courbettes et révérences des monstres tueurs devenus alliés imprévisibles, cette douceur, et la science des plantes, comment naît le riz, le soja, comment on cueille orties, pissenlits, pâquerettes, bourrache, oseille sauvage, mâche, plantain, onagres, crosses de fougères, que sais-je encore. La douceur, encore, de cette ordonnance du monde, ou plutôt, de cette recréation du monde. »