Le dernier volume des Mythologiques, qui clôt l'étude des mythes de l'Amérique de Claude Lévi-Strauss
En s'attachant à des mythes de la côte nord-ouest de l'Amérique et en montrant que ceux-ci prolongent et transforment des récits de l'Amérique tropicale, ce quatrième tome poursuit et achève la démonstration entamée précédemment : les mythes de l'Amérique forment un ensemble clos. Mais une telle démonstration ne peut esquiver un fait : quand, pour les Indiens d'Amérique tropicale, le passage de la nature à la culture est symbolisé par l'introduction de la cuisine, au nord du continent, il est maqué par l'invention des parures et des vêtements et, de là, par celle des échanges commerciaux. Autrement dit, le nu occupe ici la position qu'occupait le cru dans les mythes de l'Amériques du Sud ; l'instauration de la civilisation est marquée non plus par une opposition entre les peuples réduits à vivre de leur production et ceux qui peuvent accéder à la diversité grâce au commerce et à l'échange (échange d'ornements et de vêtements, de biens de consommation, mais aussi transactions matrimoniales).
Plus encore que dans les tomes précédents ce sont donc les différences entre les mythes, et non seulement leurs ressemblances, qui font l'objet de l'enquête. A travers plusieurs boucles géographiques successives, du sud au nord, mais aussi de l'ouest vers l'est, depuis les Salish de la côte Pacifique jusqu'aux Eskimo du Groenland, on suit ainsi les transformations de ce qui apparaît in fine comme un système mythique unique, qui embrasse tout le continent et dont les brins effilochés sont peu à peu noués ensemble. En même temps qu'ils confirment la congruence de la crudité au Sud et de la nudité au Nord, ces différents itinéraires révèlent la richesse de la philosophie indigène de l'échange et du partage.
Le lecteur familier des Mythologiques retrouvera donc ici à la fois les grands thèmes de la mythologie du Nouveau Monde – invention du feu de cuisine et de la civilisation, origine de la vie brève, naissance des constellations... – et la réflexion proprement logique dont elle est le lieu – passage du discret au continu, pensée de la périodicité ou de la contiguïté, réflexion sur les catégories... Le présent livre ajoute toutefois autre chose à l'enquête qui a occupé les trois tomes précédents ; avant de mettre, puisqu'il faut, à une analyse qui aurait pu se poursuivre indéfiniment, il s'interroge sur la nature même de la pensée mythique et sur les contraintes qui pèsent sur elle : contraintes de l'environnement et de l'infrastructure techno-économique (là, agriculture ; ici, chasse, pêche et cueillette) ; contraintes intellectuelles et logiques qui relèvent du fonctionnement de l'esprit et, en dernière instance, des opérations de la sensibilité.
Par la mise au jour d'une pensée objective, à l'œuvre dans le monde même – découverte dont le prix à payer est le renoncement aux prérogatives de la conscience subjective –, ce quatrième et dernier tome rejoint la quête des mythes eux-mêmes, celle d'un ordre logique abolissant le temps et annulant l'histoire, en même temps qu'il retrouve l'ultime leçon par eux délivrée : l'union primitive de l'esprit et de ses objets, de la pensée et de la vie.